La genèse de l’Affaire Climat et la première décision

En 2014, Klimaatzaak ASBL lance en Belgique “l’Affaire Climat“, une action citoyenne démocratique visant à contraindre les autorités belges à respecter leurs engagements climatiques. Après une mise en demeure restée sans effet, une procédure judiciaire s’engage, aboutissant à neuf jours de plaidoirie en mars 2021 et à une première décision du tribunal de première instance de Bruxelles.

Le tribunal condamne collectivement les autorités belges pour leur inaction climatique, mais sans imposer d’objectifs concrets, différenciant ainsi son verdict de celui des juges néerlandais dans l’affaire Urgenda. Insatisfait de cette décision, l’Affaire Climat interjette appel avec succès. Le 30 novembre 2023, la Cour d’appel ordonne une réduction d’au moins 55% des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. Cet arrêt est susceptible de faire l’objet d’un recours, que les autorités condamnées envisagent très sérieusement selon le média francophone belge RTBF.

Le jugement du 30 novembre 2023

Pour aboutir à sa décision, la Cour s’est fondée – en l’absence de droit fondamental à un environnement sain – sur le droit à la vie et le droit au respect de la vie privée, articles 2 et 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Après examen de ces dispositions et de leurs implications, elle a considéré que les autorités belges, à l’exception de la région wallonne, violaient leurs engagements en matière de protection du climat et atteignaient ainsi tant le droit à la vie que le droit au respect de la vie privée des recourants.

  • Le droit à la vie (art. 2 CEDH)

La Cour a commencé par rappeler que le droit à la vie impose à chaque Etat une obligation dite « négative », soit celle de s’abstenir de provoquer la mort. En plus, sur plusieurs points, cette disposition impose des obligations dites « positives », soit celles de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des habitants d’un Etat. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CourEDH), elle a admis le caractère limité des obligations positives imposées par la CEDH : « toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités (…) à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation ». Elle a toutefois considéré que cela était le cas lorsqu’il est établi que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment que des individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie.

Les juges ont alors examiné si le dérèglement climatique et ses conséquences constituaient un risque réel et immédiat, en rappelant que la notion d’immédiateté n’implique pas que le risque se réalise dans un court laps de temps, mais uniquement que le danger menace directement les personnes concernées, le droit à la vie protégeant ainsi également les individus de danger se manifestant à long terme. Ils ont répondu par l’affirmative dans un paragraphe particulièrement fort : « L’existence d’un risque réel pour la vie des personnes physiques parties à la cause n’est pas contestable. La cour a déjà relevé les nombreuses mises en garde adressées par les experts climatiques les plus éminents et l’admission de ce risque par la communauté politique internationale (…). En outre, même si le franchissement du seuil du réchauffement climatique jugé dangereux n’est pas attendu avant plusieurs décennies, le caractère « immédiat » de ce risque au sens précité résulte des nombreux rapports du GIEC dont question ci-avant : le processus est en effet enclenché depuis plusieurs décennies et a déjà eu des conséquences négatives pour la vie de nombreuses personnes, de sorte qu’il est impératif de prendre des mesures dès à présent. »

Se posait ensuite la question de savoir si les autorités belges savaient ou devaient savoir que ce risque existait. Dans ce cadre, la Cour a rappelé l’existence des premières résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies datant de 1988 et des nombreux rapports du GIEC depuis 1995. Elle a considéré que la Belgique avait respecté ses engagements jusqu’à 2013, mais qu’à partir de cette période, elle s’était contentée d’objectifs insuffisants au regard des obligations positives imposées par l’article 2 CEDH, ce qui devait s’être imposé clairement à la vue des autorités.

  • Le droit au respect de la vie privée (art. 8 CEDH)

Concernant le droit au respect de la vie privée, la Cour bruxelloise a commencé par rappeler que la CourEDH admet que ce droit peut être atteint par des nuisances environnementales graves, notamment si un risque écologique atteint un niveau de gravité diminuant notablement la jouissance de son domicile ou de sa vie privée par un individu. Selon le tribunal belge, le droit au respect de la vie privée peut être invoqué dans le cas d’atteintes environnementales, que celles-ci soient directement causées par l’Etat ou que la responsabilité de ce dernier découle de son inaction vis-à-vis de l’industrie privée. A nouveau, le caractère long-termiste des conséquences du dérèglement climatique n’est aucunement incompatible avec le caractère sérieux et imminent du risque d’atteinte.

Employant à nouveau des termes forts, la Cour a considéré que « les rapports précités du GIEC démontrent à suffisance non seulement que le lieu et les conditions de vie de tous les individus (…) sont et surtout seront impactés par le réchauffement climatique mais également que cet impact sera extrêmement important. [La Cour cite plusieurs exemples d’impacts]. A l’instar de ce qui a été expliqué dans le cadre de l’article 2 de la CEDH, ce risque est réel et immédiat. II est sans précèdent et est de nature à diminuer gravement la capacité des personnes physiques présentes à la cause de jouir de leur domicile et de leur vie privée ou familiale. »

Les conséquences potentielles d’une telle décision

L’arrêt du 30 novembre 2023 est un jugement qui pèse lourd, tant dans sa symbolique nationale qu’internationale. Au premier plan, on peut se réjouir de voir les autorités belges se faire imposer un objectif concret de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Au second, lorsqu’on examine le fondement de la décision de la Cour d’appel bruxelloise, ce jugement donne bon espoir que ce genre de décisions se multiplient dans de nombreux pays européens.

En effet, le fait que la condamnation des autorités belges soit basée sur la violation de la Convention européenne des Droits de l’Homme (CEDH) est particulièrement important. Pour cause, la CEDH a été ratifiée par les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe. Si une telle interprétation de cette convention venait à être validée, de nombreux pays européens pourraient se voir imposer, sur la base de la CEDH, un objectif concret de réduction d’émissions des gaz à effet de serre.

Cette décision, espérons-le, pourra également inspirer la Cour européenne des Droits de l’Homme (CourEDH) qui juge actuellement l’affaire des Ainées pour le Climat, et qui devra dans ce cadre se prononcer sur l’existence d’une obligation positive des Etats fondée sur les articles 2 et 8 CEDH. Avec ce jugement, la Belgique devient le second pays, avec les Pays-Bas et l’affaire Urgenda, à déduire de la Convention une obligation de réduction des émissions des gaz à effet de serre. Le jugement de la CEDH, d’une importance capitale, est à attendre en début d’année 2024.

La chronologie complète de la procédure belge est disponible ici, et le jugement complet de la Cour d’appel bruxelloise ici. Un article de la RTBF sur ce sujet est disponible ici, et du Monde ici.